Préambule : ceci est mon témoignage ; pour la première fois, j’ose un « regard » dans le rétroviseur que je vous confie. S’il peut être utile à l’un ou l’autre, en quête d’expérience vécue et concerné par cette situation, j’accepte qu’il figure sur le site d’Amalyste.
J’ai aujourd’hui 45 ans, je suis vivant, considérez cela comme une bonne nouvelle. Pourquoi ? Si vous regardez le site d’Analyste, c’est peut être que vous êtes dans la peine ou la souffrance pour vous même, votre enfant , un ami ou un proche. Et bien, croyez moi, au bout des moments sombres, comme après la nuit, peut venir le jour la lumière et le bonheur d’être là.
En 1971, c’était presque l’été, je venais d’avoir 13 ans, en quelques jours ma vie a changé de sens. Nous habitions Nantes. Après l’installation d’une grande fatigue, d’une fièvre qui n’en finissait plus de grimper et qui bloqua le thermomètre familial à 41.9 et l’apparition de plaques se transformant en bulles partout sur mon corps, je fus emmené le 21 juin, jour de joie dans les campagnes, au CHU. Que dire de cette période, seul dans une unité d’isolement, transformé en écorché vif, brûlant de fièvre le jour et grelottant la nuit, plus de peau, plus de régulateur thermique… Plus tard, j’apprendrai qu’on avait autorisé mes parents à entrer dans ma cage de verre parce qu’on me pensait perdu… Leur présence était mon seul réconfort dans cette situation incontrôlable et tellement irréelle. Ils me parlaient à distance, couverts de la tête aux pieds bottes pantalons blouses masques et coiffe. Leur présence m’a permis de lutter et de ne pas perdre pied. Alimenté pendant un mois par une perfusion dans une veine de ma jambe droite, après avoir subi de multiples tentatives sur à peu près toutes les veines disponibles, je me souviens des matins douloureux pour décoller le drap de mon dos à vif, de la peau de mes paumes de mains et plantes de pied qui est partie d’un bloc, de ces démangeaisons atroces quand se sont formées des croûtes et le début de la reconstruction de ma peau. Comme « brûlé à 80/100 « m’avait-il dit, ce savant professeur quelques mois après en m’exhibant devant une cinquantaine d’étudiants…
Régulièrement, quelqu’un venait prendre des photos avec un flash, et ça me faisait très mal aux yeux… Ah les yeux ! Je ne peux pas dire quand j’ai réalisé l’étendue des dégâts ; de temps en temps un ophtalmo venait me couper « des peaux mortes « , je crois que de distinguais encore vaguement mon environnement.
Ma famille a vécu un enfer pendant les 2 à 3 premières semaines, s’attendant chaque jour à une annonce tragique. Le tourment s’est poursuivi ensuite pendant de longs mois, on ne sort pas indemne de ce genre d’histoire. En ce qui me concerne, pas de cause bien évidente, une application de sulfamides mais datant de plusieurs semaines et rien d’autre. De même, je n’ai entendu parler de Lyell que beaucoup plus tard ; les médecins évoquaient « un érythème bulleux, ou polymorphe… » Qu’était-ce donc ? Silence !
La peau a bien voulu repousser, j’ai recommencé à m’alimenter fin juillet. Le professeur, chef du service, un dimanche matin, est venu me voir et m’a demandé : « Michel, qu’est-ce qui te ferait plaisir de boire ? » « du chocolat… » « et bien soit… » c’est à la petite cuillère qu’il m’a fait reprendre goût à quelques gorgée d’un liquide dont je ne sais plus si je l’ai trouvé bon. S’asseoir à nouveau et se mettre debout, puis faire quelques pas ont nécessité du temps et quelques frayeurs. J’ai découvert la kinésithérapie, recommencé à bouger un peu c’était déjà revivre. Je fus transféré dans le service d’ophtalmologie car mes yeux me faisaient de plus en plus souffrir. Quand je dis souffrir le mot me semble vide comparé à ces douleurs intenses dues à de multiples ulcérations cornéennes. Certains jours, les doses de calmants étaient tellement fortes que je sombrais dans une sorte d’état inconscient. Je suis sorti du CHU le 24 décembre 1971, six mois s’étaient écoulés. Mes parents avaient insisté pour me faire sortir, conseillé par un jeune assistant qui les avait convaincus de l’inutilité de tous les essais thérapeutiques qu’on me faisait subir. C’était Noël, ils retrouvaient un fils aveugle, perdu dans un monde inconnu. Je n’avais plus aucune larme, mes cornée s’étaient totalement opacifiées, je n’en souffrais plus, je ne sentais même plus les cils qui frottaient dessus. Pour que le bilan soit complet, j’avais également un rétrécissement de l’œsophage qui fut opéré un peu plus tard, des ongles qui n’ont pratiquement pas repoussé, des cicatrices sur le thorax et à l’intérieur des bras, des dents dont l’émail a été détruit et quelques autres soucis moindres. J’avais beaucoup de mal, je m’en souviens comme si c’était hier, à m’imaginer vivre sans infirmières médecins… autour de moi ; on appèle cela « l’hospitalisme », et bien cela venait s’ajouter à tout le reste ! Que ne dois-je à mes parents et à ma sœur ! Sans leur affection bienveillante, mais aussi et peut être surtout leur volonté de me considérer le plus « normalement » possible, je n’aurai certainement pas surmonté les obstacles dressés sur le chemin. Car en effet, tous ceux qui sont passés par là me comprendront, j’appris très vite que ma nouvelle vie, même à 13 ans, serait désormais un combat de chaque jour, et que mon parcours ressemblerait étrangement à celui du combattant.
Réapprendre à marcher, physiquement mais aussi mentalement. Apprendre à se déplacer sans voir l’espace environnant, d’abord dans la maison puis pas après pas vers l’extérieur. Retourner vers les autres, que ce fut dur ! Quelle appréhension, se sentir si différent après ces bouleversements. Réapprendre à lire et à écrire rien qu’avec ses doigts, et là une vraie satisfaction, reprendre goût « faire presque comme avant » « des maths ! quel bonheur ! » A Nantes existait un institut spécialisé « La Persagotière » qui accueillait des sourds et des aveugles. Vers janvier ou février 1972 j’y reçus des cours de braille et dès l’année scolaire suivante j’intégrai la classe de troisième, mon épisode hospitalier me dispensa de la quatrième. Très utile à l’époque, l’institut dispensait un apprentissage de la machine à écrire, taper à 10 doigts sans faire de faute, un entraînement utile quand n’existait ni ordinateur ni plage tactile ni synthèse vocale…. Les circonstances m’ont amené à poursuivre mes études dans un lycée ordinaire, l’idée d’une intégration scolaire pour des personnes comme nous existait seulement en germe, nous étions en 1973, la préhistoire dans ce domaine « texte fondateur loi d’orientation de 1975, premières directives 80-81 ». Du lycée Clémenceau de Nantes, avec toutes ces années passées depuis, je ne me souviens que de cette camaraderie tellement essentielle. J’ai oublié les terribles angoisses des débuts, car rien n’était prévu, aucun professeur informé de ma situation et bien sûr aucun dispositif existant ni même envisagé. Pendant 3 ans je dis quelques fois que j’ai passé mon temps à faire du recopiage. Ma sœur me dictait les textes d’anglais et de français, des copains les maths ou la physique, le reste c’était les notes que je prenais en cours à la tablette braille. Un enseignant qui habitait près de chez moi, transportait ma machine à écrire les jours de devoirs surveillés. J’ai passé un Bac C de l’époque, l’équivalent de S aujourd’hui. Quoi faire ensuite ? La question s’est posée, je fus orienté en classe préparatoire mais les conditions matérielles me firent bifurquer vers des études de kinésithérapie. Ce choix « si l’on peut dire », fut un peu difficile. J’étais très attiré par les matières scientifiques mais les réalités de la vie « qui tracassaient beaucoup mes parents » plaidaient en faveur d’un métier reconnu et par ailleurs ne manquant pas d’attrait. J’avais au cours de ces années repris des activités sportives tandem, course à pied, aviron, bénéficiant de l’accompagnement de quelques amis. De loin en loin, je consultais un ophtalmo qui me disait à peu près toujours la même chose, « ah vraiment quelle histoire ! ça va ? je surveille les publications mais rien de neuf… »
Les années passant, j’ai enfoui l’espoir ou l’attente d’une vision retrouvée. La vie m’a donné de nouvelles chances. Diplomé, j’ai commencé ma carrière professionnelle ; le hasard ou le « destin » m’a fait rencontrer ma femme, des amis m’ont fait connaître les joies de la randonnée en haute montagne, glacier, arrêtes, pentes escarpées… j’ai essayé le rafting, le parapente, je pratique le ski de fond. Tout cela sans crainte, sans recherche du spectaculaire, simplement par goût et parce que cela m’a été proposé sans réserve ni préjugé. Il y a eu tellement de fois où j’ai entendu « ah ! avec votre handicap, vous ne pouvez pas… » j’ai oublié cette partie du parcours, ces déchirements en moi qui me tordaient à m’en rendre malade ; ils m’ont longtemps accompagné… J’ai dans mon métier fait « l’école de cadre » pour pouvoir enseigner, la formation m’intéresse. Je l’ai fait en 1983, par défi, mon chef de service à l’hôpital ou je travaillais m’ayant explicitement indiqué que « dans ma situation de cécité »il était « inconcevable que j’envisage cela et que de toute façon il s’y opposerait.. Je le fis donc en disponibilité avec seulement une bourse de la direction du travail, ma femme faisait « bouillir la marmite » nous venions d’avoir notre premier enfant. Je suis aujourd’hui installé en libéral, je suis formateur et je soigne au quotidien des personnes qui vivent des situations autrement plus difficiles que la mienne. J’ai 3 enfants, 2 filles et un garçon, j’exerce des fonctions électives dans ma commune depuis 14 ans, je passe sans doute pour un privilégié. Ce que je peux dire c’est que ce combat pour la vie, ce refus d’une exclusion basée sur des préjugés vieux comme l’histoire des Hommes, est profondément ancré en moi. Citoyen à part entière de ce Monde, je suis des combats pour la dignité humaine et contre toutes les formes de discriminations.
Et voir un jour ? C’est une question qu’on ne peut pas écarter du revers de la main d’un air blasé. En 1993, suite à des difficultés liées à un changement de pommade ophtalmique, « n’ayant aucune larme, on m’a prescrit assez vite des pommades grasses », mes yeux se sont à nouveau irrités. Le moral assez affecté je suis allé consulter un ophtalmo à Paris que l’on m’avait conseillé. Celui-ci me proposa une intervention sur l’un des mes yeux, sans me promettre ni résultat ni réussite, mais évoquant toutefois 30/100 de bons résultats. Après plusieurs semaines de réflexions je tentai la « kératoprothèse ». Miracle ! Durant plusieurs mois, je retrouvai une vision mais à quel prix ! 7 interventions en 9 mois, ça ne tenait pas, ça fuyait, une fois à gauche une fois en bas… On arrête tout, on referme. Ma mémoire n’a même pas eu le temps de graver des souvenirs que je pourrais me repasser le soir après le boulot ! 10 ans déjà ! J’ai tiré un trait, je ne regrette pas l’essai, je me suis convaincu que ma vie n’est pas là, dans la quête d’un événement du genre miraculeux ! Mais à contrario, j’adhère à cette demande de recherche pour connaître enfin les mécanismes de cette maladie et avancer sur le chemin des thérapeutiques.
Qu’Amalyste grandisse, qu’elle puisse venir en aide à ceux qui en ont besoin, qu’elle ouvre la porte de la connaissance et mette des réponses en face des interrogations, qu’elle motive décideurs et chercheurs, pour prévenir si possible, pour mieux guérir si nécessaire.
Michel Brard. ORLEANS le 27 09 2003.
Bravo pour votre courage et merci pour votre témoignage. Ma fille de 56 ans a eu un DRESS syndrome et je retrouve AMALYSTE. Votre témoignage me redonne un peu d’espoir.
Bernadette